jeudi 30 avril 2009

Que tout est opinion...

Que tout est opinion. - Évidentes sont les paroles adressées au cynique Monimos. Évidente aussi est l’utilité de ce qu’on y avance, si l’on admet, dans la limite du vrai, tout ce qu’il y a là d’agréable.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 15.

mercredi 29 avril 2009

Quand tu devrais vivre trois fois mille ans...

Quand tu devrais vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que nul ne perd une vie autre que celle qu’il vit, et qu’il ne vit pas une vie autre que celle qu’il perd. Par là, la vie la plus longue revient à la vie la plus courte. Le temps présent, en effet, étant le même pour tous, le temps passé est donc aussi le même, et ce temps disparu apparaît ainsi infiniment réduit. On ne saurait perdre, en effet, ni le passé, ni l’avenir, car comment ôter à quelqu’un ce qu’il n’a pas ? Il faut toujours se souvenir de ces deux choses : l’une que tout, de toute éternité, est d’identique aspect et revient en de semblables cercles, et qu’il n’importe pas qu’on fixe les yeux sur les mêmes objets durant cent ans, deux cents ans, ou durant l’infini du cours de la durée. L’autre, que celui qui a le plus longtemps vécu et que celui qui mourra le plus tôt, font la même perte. C’est du seul présent, en effet, que l’on peut être privé, puisque c’est le seul présent qu’on a et qu’on ne peut perdre ce qu’on n’a point.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 14.

mardi 28 avril 2009

Rien de plus misérable...

Rien de plus misérable que l’homme qui tourne autour de tout, qui scrute, comme on dit, « les profondeurs de la terre 34 », qui cherche à deviner ce qui se passe dans les âmes d’autrui, et qui ne sent pas qu’il lui suffit d’être en face du seul génie qui réside en lui, et de l’honorer d’un culte sincère. Ce culte consiste à le conserver pur de passion, d’inconsidération et de mauvaise humeur contre ce qui nous vient des Dieux et des hommes. Ce qui vient des Dieux, en effet, est respectable en raison de leur excellence ; ce qui vient des hommes est digne d’amour, en vertu de notre parenté commune ; digne aussi parfois d’une sorte de pitié, en raison de leur ignorance des biens et des maux, aveuglement non moindre que celui qui nous prive de distinguer le blanc d’avec le noir.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 13.

lundi 27 avril 2009

Comme tout s’évanouit promptement...

Comme tout s’évanouit promptement : les corps eux-mêmes dans le monde, et leur souvenir dans la durée ! Tels sont tous les objets sensibles, et particulièrement ceux qui nous amorcent par l’appât du plaisir, qui nous effraient par l’idée de la douleur, ou bien qui nous font jeter des cris d’orgueil. Que tout cela est vil, méprisable, abject, putride et mort, aux yeux de la raison qui peut s’en rendre compte ! Que sont donc ceux dont l’opinion et la voix donnent la célébrité ? Qu’est-ce que mourir ? Si l’on envisage la mort en elle-même, et si, divisant sa notion, on en écarte les fantômes dont elle s’est revêtue, il ne restera plus autre chose à penser, sinon qu’elle est une action naturelle. Or celui qui redoute une action naturelle est un enfant. La mort pourtant n’est pas uniquement une action naturelle, mais c’est encore une œuvre utile à la nature. Comment l’homme touche-t-il à Dieu ? Par quelle partie de lui-même, et comment surtout cette partie de l’homme s’y trouve-t-elle disposée ?

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 12.

dimanche 26 avril 2009

Tout faire, tout dire et tout penser...

Tout faire, tout dire et tout penser, en homme qui peut sortir à l’instant de la vie. Quitter les hommes, s’il y a des Dieux, n’a rien de redoutable, car ceux-ci ne sauraient te vouer au malheur. Mais, s’il n’y en a pas, ou s’ils n’ont aucun soin des choses humaines, qu’ai-je affaire de vivre dans un monde sans Dieux et vide de Providence ? Mais ils existent et ils ont soin des choses humaines, et, pour que l’homme ne tombe pas dans les maux qui sont des maux véritables, ils lui en ont donné tous les moyens. S’il était quelque mal en dehors de ces maux, les Dieux y auraient également pourvu, afin que tout homme fût maître d’éviter d’y tomber. Mais, comment ce qui ne rend pas l’homme pire pourrait-il rendre pire la vie de l’homme ? Ce n’est point pour l’avoir ignoré ni pour en avoir eu connaissance sans pouvoir le prévenir ou le corriger, que la nature universelle aurait laissé passer ce mal ; elle ne se serait pas, par impuissance ou par incapacité, trompée au point de faire échoir indistinctement aux bons et aux méchants une part égale de biens et de maux ? Or, la mort et la vie, la gloire et l’obscurité, la douleur et le plaisir, la richesse et la pauvreté, toutes ces choses échoient également aux bons et aux méchants, sans être par elles-mêmes ni belles ni laides. Elles ne sont donc ni des biens ni des maux.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 11.

samedi 25 avril 2009

C’est en philosophe que Théophraste affirme...

C’est en philosophe que Théophraste affirme, dans sa comparaison des fautes, comme le ferait un homme qui les comparerait en se référant au sens commun, que les fautes commises par concupiscence sont plus graves que celles qui le sont par colère. L’homme en colère, en effet, paraît s’écarter de la raison avec quelque douleur et avec un certain resserrement sur soi-même. Mais celui qui pèche par concupiscence, vaincu par la volupté, se montre en quelque sorte plus relâché et plus charmé dans ses fautes. A bon droit donc et en vrai philosophe, Théophraste a dit que celui qui faute avec plaisir mérite un plus grand blâme que celui qui pèche avec douleur. En somme, l’un ressemble plutôt à un homme offensé et forcé, par douleur, à se mettre en colère ; l’autre s’est jeté de lui-même dans l’injustice, se portant à faire ce à quoi l’incite la concupiscence.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 10.

vendredi 24 avril 2009

Il faut toujours se souvenir de ceci...

Il faut toujours se souvenir de ceci : quelle est la nature du Tout ? Quelle est la mienne ? Comment celle-ci se comporte-t-elle à l’égard de celle-là ? Quelle partie de quel Tout est-elle ? Noter aussi que nul ne peut t’empêcher de toujours faire et de dire ce qui est conforme à la nature dont tu fais partie.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 9.

jeudi 23 avril 2009

Il n’est pas facile de voir...

Il n’est pas facile de voir un homme malheureux pour n’avoir point arrêté sa pensée sur ce qui passe dans l’âme d’un autre. Quant à ceux qui ne se rendent pas compte des mouvements de leur âme propre, c’est une nécessité qu’ils soient malheureux.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 8.

mercredi 22 avril 2009

Les accidents du dehors te distraient-ils...

Les accidents du dehors te distraient-ils ? Donne-toi le loisir d’apprendre quelque bonne vérité, et cesse de te laisser emporter par le tourbillon. Évite aussi désormais cet autre égarement. Insensés, en effet, sont ceux qui, à force d’agir, sont fatigués par la vie, et n’ont pas un but où diriger tout leur élan et, tout à la fois, leur pensée tout entière.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 7.

mardi 21 avril 2009

Injurie-toi, injurie-toi...

Injurie-toi, injurie-toi, ô mon âme ! Tu n’auras plus l’occasion de t’honorer toi-même. Brève, en effet, est la vie pour chacun. La tienne est presque achevée, et tu n’as pas de respect pour toi-même, car tu mets ton bonheur dans les âmes des autres.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 6.

lundi 20 avril 2009

A tout moment, songe avec gravité...

A tout moment, songe avec gravité, en Romain et en mâle, à faire ce que tu as en mains, avec une stricte et simple dignité, avec amour, indépendance et justice, et à donner congé à toutes les autres pensées. Tu le leur donneras, si tu accomplis chaque action comme étant la dernière de ta vie, la tenant à l’écart de toute irréflexion, de toute aversion passionnée qui t’arracherait à l’empire de la raison, de toute feinte, de tout égoïsme et de tout ressentiment à l’égard du destin. Tu vois combien sont peu nombreux les préceptes dont il faut se rendre maître pour pouvoir vivre d’une vie paisible et passée dans la crainte des Dieux, car les Dieux ne réclameront rien de plus à qui les observe.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 5.

dimanche 19 avril 2009

Rappelle-toi depuis combien de temps...

Rappelle-toi depuis combien de temps tu remets à plus tard et combien de fois, ayant reçu des Dieux des occasions de t’acquitter, tu ne les as pas mises à profit. Mais il faut enfin, dès maintenant, que tu sentes de quel monde tu fais partie, et de quel être, régisseur du monde, tu es une émanation, et qu’un temps limité te circonscrit. Si tu n’en profites pas, pour accéder à la sérénité, ce moment passera ; tu passeras aussi, et jamais plus il ne reviendra.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 4.

samedi 18 avril 2009

Les œuvres des Dieux...

Les œuvres des Dieux sont pleines de providence ; celles de la Fortune ne se font pas sans la nature ou sans être filées et tissées avec les événements que dirige la Providence. Tout découle de là. De plus, tout ce qui arrive est nécessaire et utile au monde universel, dont tu fais partie. Aussi, pour toute partie de la nature, le bien est-il ce que comporte la nature universelle et ce qui est propre à sa conservation. Or, ce qui conserve le monde, ce sont les transformations des éléments, aussi bien que celles de leurs combinaisons. Que cela te suffise et te serve de principes. Quant à ta soif de livres, rejette-la, afin de ne pas mourir en murmurant, mais véritablement apaisé et le cœur plein de gratitude envers les Dieux.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 3.

vendredi 17 avril 2009

Tout ce que je suis...

Tout ce que je suis, c’est une chair, avec un souffle et un principe directeur. Renonce aux livres ; ne te laisse pas absorber : ce ne t’est point permis. Mais, comme un homme déjà en passe de mourir, méprise la chair : sang et poussière, petits os, tissu léger de nerfs et entrelacement de veines et d’artères. Examine aussi ce qu’est le souffle : du vent qui n’est pas toujours le même car à tout moment tu le rends pour en avaler d’autre. Il te reste, en troisième lieu, le principe directeur. Pense à ceci : tu es vieux ; ne permets plus qu’il soit esclave, qu’il soit encore comme tiré par les fils d’une égoïste impulsion, ni qu’il s’aigrisse contre son sort actuel, ou bien qu’il appréhende celui qui doit Venir.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 2.

jeudi 16 avril 2009

Dès l’aurore, dis-toi par avance...

Dès l’aurore, dis-toi par avance : « Je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable. Tous ces défauts sont arrivés à ces hommes par leur ignorance des biens et des maux. Pour moi, ayant jugé que la nature du bien est le beau, que celle du mal est le laid, et que la nature du coupable lui-même est d’être mon parent, non par la communauté du sang ou d’une même semence, mais par celle de l’intelligence et d’une même parcelle de la divinité, je ne puis éprouver du dommage de la part d’aucun d’eux, car aucun d’eux ne peut me couvrir de laideur. Je ne puis pas non plus m’irriter contre un parent, ni le prendre en haine, car nous sommes nés pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents, celle d’en haut et celle d’en bas. Se comporter en adversaires les uns des autres est donc contre nature, et c’est agir en adversaire que de témoigner de l’animosité et de l’aversion. »

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre II - 1.

mercredi 15 avril 2009

Livre I

I. - De mon grand-père Vérus : la bonté coutumière, le calme inaltérable.


II. - De la réputation et du souvenir que laissa mon père : la réserve et la force virile.


III. - De ma mère : la piété, la libéralité, l’habitude de s’abstenir non seulement de mal faire, mais de s’arrêter encore sur une pensée mauvaise. De plusla simplicité du régime de vie, et l’aversion pour le train d’existence que mènent les riches.


IV. - De mon bisaïeul : n’avoir point fréquenté les écoles publiques ; avoir, à domicile, bénéficié de bons maîtres, et avoir compris qu’il faut, pour detelles fins, largement dépenser.


V. - De mon précepteur : n’avoir point pris parti pour les Verts ni les Bleus, pour les Courts ni pour les Longs-Boucliers ; supporter la fatigue et secontenter de peu ; faire soi-même sa besogne, et ne pas s’ingérer dans une foule d’affaires ; mal accueillir la calomnie.


VI. - De Diognète : réprouver les futilités ; ne point ajouter foi à ce que racontent les charlatans et les magiciens sur les incantations, la conjurationdes esprits et autres contes semblables ; ne pas nourrir des cailles ni s’engouer pour des folies de ce genre ; avoir pris goût à la philosophie, et avoir eupour maîtres d’abord Bacchius, puis Tandasis et Marcianos ; m’être appliqué, dès l’enfance, à composer des dialogues ; avoir opté pour un lit dur et desimples peaux, et pour toutes les autres pratiques de la discipline hellénique.


VII. - De Rusticus : avoir pris conscience que j’avais besoin de redresser et de surveiller mon caractère ; avoir évité de se passionner pour lasophistique, de rédiger des traités, de déclamer de piteux discours exhortatifs, et de frapper les imaginations pour se montrer un homme actif etbienfaisant ; m’être détaché de la rhétorique, de la poétique et de l’art de parler avec trop d’élégance ; m’être interdit de me promener en toge à lamaison, et d’étaler quelque autre faste ; écrire mes lettres avec simplicité, comme était celle qu’il écrivit lui-même de Sinuesse à ma mère ; envers ceuxqui nous ont irrités et offensés, être disposé à l’indulgence et à la réconciliation, aussitôt qu’ils veulent revenir ; lire avec attention, et ne pas secontenter d’une intelligence globale ; ne pas accorder aux bavards un prompt assentiment ; avoir pu connaître les écrits conservant les leçons d’Épictète,écrits qu’il me communiqua de sa bibliothèque.


VIII. - D’Apollonius : l’indépendance et la décision sans équivoque et sans recours aux dés ; ne se guider sur rien autre, même pour peu de temps, que surla raison ; rester toujours le même, dans les vives souffrances, la perte d’un enfant, les longues maladies ; avoir vu clairement, sur un vivant modèle, quele même homme peut être très énergique en même temps que doux ; ne se pas s’impatienter au cours de ses explications ; avoir vu un homme qui visiblementestimait comme le moindre de ses mérites, l’expérience et l’habileté à transmettre les principes des sciences ; avoir appris comment il faut recevoir de nosamis ce qui passe pour être des services, sans se laisser diminuer par ces bons offices, sans grossièrement les refuser.


IX. - De Sextus : la bienveillance ; l’exemple de ce qu’est une maison soumise aux volontés du père ; l’intelligence de ce que c’est que vivreconformément à la nature ; la gravité sans affectation ; la sollicitude attentive pour les amis ; la patience envers les ignorants et envers ceux quidécident sans avoir réfléchi ; l’art de s’accommoder à toutes espèces de gens, de telle sorte que son commerce était plus agréable que toute flatterie, etqu’il leur imposait, par la même occasion, le plus profond respect ; l’habileté à découvrir avec intelligence et méthode et à classer les préceptesnécessaires à la vie ; et ceci, qu’il ne montra jamais l’apparence de la colère ni d’aucune autre passion, mais qu’il était à la fois le moins passionné etle plus tendre des hommes ; l’art de savoir sans bruit adresser des louanges, de connaître beaucoup sans chercher à briller.


X. - D’Alexandre le grammairien : s’abstenir de blâmer ; ne pas critiquer d’une façon blessante ceux qui ont commis un barbarisme, un solécisme, ouquelque autre faute choquante, mais amener adroitement le seul terme qu’il fallait proférer, sous couvert de réponse, de témoignage à l’appui, ou de commundébat sur le fond même du sujet, et non sur la forme, ou par quelque autre moyen d’avertissement occasionnel et discret.


XI. - De Fronton : avoir observé à quel degré d’envie, de souplesse et de dissimulation les tyrans en arrivent, et que, pour la plupart, ceux que cheznous nous appelons patriciens sont, en quelque manière, des hommes sans cœur.


XII. - D’Alexandre le Platonicien : ne pas, souvent et sans nécessité, dire à quelqu’un ou mander par lettre : « Je n’ai pas le temps. » Et, par ce moyen,constamment ajourner les obligations que commandent les relations sociales, en prétextant l’urgence des affaires.


XIII. - De Catulus : ne jamais être indifférent aux plaintes d’un ami, même s’il arrive que ce soit sans raison qu’il se plaigne, mais essayer même derétablir nos relations familières ; souhaiter du fond du cœur du bien à ses maîtres, ainsi que faisaient, comme on le rapporte, Domitius et Athénodote 17 ;avoir pour ses enfants une véritable affection.


XIV. - De mon frère Sévérus : l’amour du beau, du vrai, du bien ; avoir connu, grâce à lui, Thraséas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus ; avoir conçul’idée d’un état juridique fondé sur l’égalité des droits, donnant à tous un droit égal à la parole, et d’une royauté qui respecterait avant tout la libertédes sujets. Et de lui aussi : l’estime constante et soutenue pour la philosophie ; la bienfaisance, la libéralité assidue ; la confiance et la foi enl’amitié de ses amis ; ne pas déguiser ses reproches envers ceux qui se trouvaient les avoir mérités, et ne pas laisser ses amis se demander : « Que veut-il,ou que ne veut-il pas ? » mais être d’une évidence nette.


XV. - De Maximus : être maître de soi et ne pas se laisser entraîner par rien ; la bonne humeur en toutes circonstances, même dans les maladies ;l’heureux mélange, dans le caractère, de douceur et de gravité ; l’accomplissement sans difficulté de toutes les tâches qui se présentaient ; la convictionoù tous étaient qu’il parlait comme il pensait et qu’il agissait sans intention de mal faire ; ne point s’étonner ni se frapper ; ne jamais se hâter, nitarder, ni se montrer irrésolu ou accablé ; ne pas rire à gorge déployée, pour redevenir irritable ou défiant ; être bienfaisant, magnanime et loyal ; donnerl’idée d’un caractère droit plutôt que redressé. Et ceci encore : que personne n’a jamais pu se croire méprisé par lui, ni osé se prendre pour meilleur quelui ; la bonne grâce, enfin.


XVI. - De mon père : la mansuétude, et l’inébranlable attachement aux décisions mûrement réfléchies ; l’indifférence pour la vaine gloire que donne ce quipasse pour être des honneurs ; l’amour du travail et la persévérance ; prêter l’oreille à ceux qui peuvent apporter quelque conseil utile à la communauté ;inexorablement attribuer à chacun selon son mérite ; l’art de savoir quand il faut se raidir, quand se relâcher ; le moment où il faut mettre un terme auxamours pour les adolescents ; la sociabilité ; la faculté laissée à ses amis de ne pas toujours manger à sa table et de ne point partir obligatoirement envoyage avec lui, mais être retrouvé toujours le même par ceux qui avaient dû, pour certaines affaires, s’en éloigner ; le soin scrupuleux de tout peser dansles délibérations, de persister et de ne jamais abandonner une enquête, en se montrant satisfait des apparences faciles ; l’art de conserver ses amis, de nejamais s’en dégoûter ni de s’en rendre éperdument épris ; la capacité de se suffire en tout par soi-même et d’être serein ; prévoir de loin et réglerd’avance les plus petits détails sans outrance tragique ; réprimer les acclamations et toute flatterie à son adresse ; veiller sans cesse aux nécessités del’Empire, ménager les ressources et supporter ceux qui le blâmaient d’une telle conduite ; envers les Dieux, point de superstition ; envers les hommes, nullerecherche de popularité, ni désir de plaire ou de gagner la faveur de la foule ; mais, modéré en tout, résolu, jamais mal élevé ni possédé par le besoind’innover ; user à la fois, sans morgue et sans détour, des biens qui donnent de l’agrément à l’existence - et la Fortune les lui avait en abondance offerts- de sorte qu’il en usait sans orgueil comme sans détour, s’il les trouvait à sa portée, et qu’il n’en sentait pas le besoin, s’ils lui manquaient. Et ceci :que personne n’a pu dire qu’il fût un sophiste, une âme triviale, un désœuvré, mais au contraire que c’était un homme mûr, accompli, inaccessible à laflatterie et susceptible de diriger et ses propres affaires et celles des autres. Et encore : respecter les Vrais servants de la philosophie ; et, quant auxautres, ne point les offenser ni se laisser leurrer par eux. Et ceci : son commerce agréable et sa bonne grâce infastidieuse ; le soin mesuré qu’il prenaitde son corps, non pas en homme amoureux de la vie, mais sans coquetterie comme sans négligence : aussi, grâce au soin qu’il eut de sa propre personne,presque jamais il ne fit appel à la médecine, aux remèdes et aux topiques. Et surtout : son art de s’effacer sans jalousie devant ceux qui s’étaient acquisquelque supériorité, comme, par exemple, dans la facilité de l’élocution, la connaissance des lois, des coutumes ou de toute autre matière, et sonempressement à faire que chacun, selon sa spéciale capacité, soit honoré ; suivre en tout les traditions ancestrales sans afficher la prétention de garderles traditions des aïeux. Et ceci : ne pas aimer à se déplacer ni à s’agiter, mais se plaire à rester dans les mêmes lieux et dans les mêmes occupations ;après de violents accès de maux de tête, revenir aussitôt, avec un nouvel entrain et une pleine vigueur, à ses travaux coutumiers ; se souvenir qu’il n’eutpas beaucoup de secrets, mais fort peu et de très peu fréquents, et seulement à propos des intérêts de l’État ; sa sagacité et sa mesure dans la célébrationdes fêtes, dans la construction des édifices, les distributions et autres choses analogues, tel un homme qui ne regarde qu’à ce qu’il doit faire et non pas àla gloire que lui vaudra ce qu’il fait ; ne pas se baigner en temps inopportun ; ne pas aimer à construire des maisons ; ne pas se tracasser au sujet dumanger, ni à propos du tissu ou de la couleur de ses vêtements, ni pour la tournure de ses serviteurs ; il tirait sa toge, de Lorium, de sa ferme d’enbas, et la plupart des vêtements qu’il portait en Lanuvium ; à Tusculum, il demandait à son intendant ce qu’il lui fallait, et toute sa mise était àl’avenant. Personne ne le vit jamais dur, ni soupçonneux, rté, de sorte que jamais on ne put- dire de lui : « Il en sue ! » Mais toutes ses actions étaientdistinctement réfléchies, comme à loisir, sans trouble, avec ordre, vigueur et accord dans leur suite. On pourrait lui appliquer ce qu’on rapporte deSocrate, qu’il était aussi capable de se priver que de jouir de ces biens, dont la plupart des hommes ne peuvent être privés sans amoindrissement ni en jouirsans s’y abandonner. Être fort et maître de soi, modéré dans les deux cas, sont d’un homme ayant une âme équilibrée et inébranlable, comme il le montra dansla maladie dont il mourut.


XVII. - Des Dieux : avoir eu de bons aïeuls, de bons générateurs, une bonne sœur, de bons parents, de bons serviteurs, des proches et des amis presquetous bons ; ne m’être jamais laissé entraîner à aucune négligence vis-à-vis d’aucun d’eux, bien que j’eusse un caractère qui m’aurait permis, si l’occasions’en était offerte, de m’en rendre coupable : c’est un bienfait des Dieux, s’il ne s’est trouvé aucun concours de circonstances qui aurait dû me confondre ;n’avoir pas été élevé trop longtemps chez la concubine de mon grand-père ; avoir conservé la fleur de ma jeunesse, et ne pas avoir prématurément fait acte devirilité, mais en avoir même retardé le moment ; avoir été sous les ordres d’un prince, d’un père qui devait m’enlever tout orgueil et m’amener à comprendrequ’il est possible de vivre à la cour sans avoir besoin de gardes du corps, de vêtements de parade, de lampadaires, de statues, de choses analogues et d’unluxe semblable, mais qu’il est possible de se réduire presque au train de vie d’un simple particulier, sans déchoir pour cela ou se montrer plus négligent,lorsqu’il s’agit de s’acquitter en chef de ses devoirs d’État ; avoir obtenu un frère tel qu’il pouvait, par son caractère, m’inciter à me rendre vigilantsur moi-même et qui, en même temps, me rendît heureux par sa déférence et par son affection ; n’avoir pas eu des enfants disgraciés, ni contrefaits ;n’avoir point fait de trop grands progrès en rhétorique, en poétique et en d’autres arts qui m’eussent peut-être retenu, si j’avais senti que j’y faisais debons progrès ; avoir prévenu mes maîtres, en les établissant dans la dignité qu’ils me semblaient désirer, et ne m’être point remis à l’espoir, puisqu’ilsétaient encore jeunes, que je pourrais plus tard réaliser ce dessein ; avoir connu Apollonius, Rusticus, Maximus ; m’être représenté clairement et maintesfois ce que c’est qu’une vie conforme à la nature, de sorte que, dans la mesure où cela dépend des Dieux, des communications, des secours et des inspirationsqui nous viennent d’eux, rien ne m’a, depuis longtemps, empêché de vivre conformément à la nature : si je suis encore éloigné du but, c’est par ma faute, etparce que je ne tiens pas compte des avertissements des Dieux et, pour ainsi dire, de leurs leçons ; avoir eu un corps assez résistant pour aussi longtempssupporter une pareille vie ; n’avoir touché ni à Benedicta, ni à Theodotus, et, plus tard, si j’ai été atteint par les passions amoureuses, m’en êtreguéri ; dans mon ressentiment contre Rusticus, n’avoir commis aucun excès dont j’aurais eu à me repentir ; que ma mère, qui devait mourir jeune, ait putoutefois passer auprès de moi ses dernières années ; toutes les fois que j’ai voulu secourir un homme dans la gêne ou dans quelque autre besoin, ne m’êtrejamais entendu répondre que je n’avais plus d’argent pour me le permettre ; n’être pas personnellement tombé dans une pareille nécessité, de façon à devoirréclamer l’aide d’autrui ; avoir eu une femme comme la mienne, si obéissante, si tendre, si simple ; avoir facilement trouvé d’excellents maîtres pourmes enfants ; avoir obtenu en songe la révélation de divers remèdes, et en particulier contre les crachements de sang et les vertiges, et cela, à Gaète,comme par oracle ; lorsque j’eus pris goût à la philosophie, n’être pas tombé sur quelque sophiste, et ne point m’être attardé à l’analyse des auteurs ou dessyllogismes, ni à observer les phénomènes célestes. Tout ceci exige le secours des Dieux et de la Fortune.
Chez les Quades, au bord du Gran.

Marc Aurèle, « Pensées pour moi-même » - Livre I